Ecrit le 16 décembre 2016
Face au macabre drame syrien duquel le monde, si tant est qu’il porte encore une once d’humanité, ne peut plus détourner les yeux, les effusions ne manquent pas. Et c’est bien naturel, après tout, car la crise à Alep atteint son point culminant le plus effroyable. En tant que syrienne, j’estime plutôt favorable que chacun se mette enfin à s’intéresser et s’indigner au sujet de ce que subit mon pays en silence depuis près de 6 ans. Non sans amertume quand je vois ce qu’il a fallu pour que la préoccupation naisse enfin. Il y a les indignations bien-sûr, la colère et la tristesse, et ce sentiment universel d’impuissance totale, que chacun extériorise à sa façon. Mais il y a aussi un discours que je ne peux même pas qualifier d’alternatif tant il semble répandu et accepté – celui qui consiste à relativiser la barbarie, la comparer, la minimiser, la questionner, l’éluder… Sur internet, il semblerait que le cynisme soit devenu une nouvelle vertu, dégainable à souhait pour se prémunir de tout excès de compassion. Trop d’humanité, ce n’est quand même pas bien raisonnable. C’est sans doute le propre de l’information à l’ère digitale, ou des catastrophes qui touchent des peuples ayant la malchance d’être non-occidentaux.
Toujours est-il que ces derniers jours, j’ai pu remarquer que plusieurs amis ou connaissances sont venus vers moi, connaissant ma ville d’origine, emplis d’un intérêt sincère pour cette crise qu’ils aimeraient comprendre. Le point commun des échanges qui ont suivi fut une question très étrange, qui ne m’avait encore jamais été posée dans ma relativement courte vie. On m’a demandé « qui sont les méchants et qui sont les gentils ». Cette question (innocente) m’a presque fait rire tant elle est incongrue. Mais elle est la conséquence logique d’une couverture médiatique occidentale systématiquement binaire dès lors qu’on touche à la Syrie (régime ou opposition ? armée ou rebelles ? sécularisme ou islamisme ? Assad ou les terroristes ?). Et c’est cette simplification d’une pauvreté intellectuelle abyssale, de ce qui est l’un des conflits les plus complexes du 21ème siècle, qui pousse à des conclusions expéditives quant à la « liesse » d’une partie des habitants d’Alep (Ouest, bien-sûr) lors de la reconquête du régime.
Essayons d’instiller un minimum de sens et de réalisme dans ces raccourcis illusoires. Une partie, non majoritaire mais néanmoins importante des habitants syriens soutient-elle sincèrement le régime de Bashar Al-Assad aujourd’hui ? Oui. Cela signifie-t-il que l’ampleur et la gravité de sa répression envers les civils d’Alep-Est sont à relativiser ? Non. Cela veut-il dire que ce régime n’est en réalité pas tyrannique et sanguinaire ? Non.
Evidemment, un esprit rationnel et peu familier avec les intrications du fonctionnement d’un régime autoritaire du Moyen-Orient éprouve des difficultés à concevoir comment certains peuvent pertinemment savoir que leur dirigeant tue leurs concitoyens, et choisir de soutenir ce dirigeant. La raison tient en un mot qui explique pourquoi, bien avant la guerre et les massacres de masse, certains ont voulu se révolter contre ce régime et d’autres non : la dignité. C’était le mot scandé, le droit humain le plus naturel auxquels ils aspiraient. Le même droit humain auquel d’autres ont complètement renoncé. Le même droit humain annihilé par une mentalité millénaire dévastatrice pour toute la société, mêlant dénigration et reni de soi post contexte colonial. Corruption à tous les moindres niveaux et dans tous les moindres recoins du pays, creusant davantage le fossé entre privilégiés et démunis – un clivage criant d’évidence dans la géographie sociale entre Alep Ouest et Alep Est par ailleurs. Acceptation résignée d’une humiliation systémique de la part de l’Etat à travers un autoritarisme militaire exacerbé. Comment expliquer autrement l’argument principal qui revenait dans la bouche des syriens farouchement opposés à la révolution en 2011 – Nous les Syriens, on est un peuple qui ne peut pas fonctionner en étant libre, on a besoin d’être dominés avec la force ? Comment expliquer autrement que quelques mois et quelques années plus tard, beaucoup ont continué à soutenir ce même régime alors qu’il avait torturé ou tué leur propre cousin ou frère ? Comment expliquer autrement qu’aujourd’hui dans cette nouvelle bourgeoisie, nombreux se réjouissent du fond de leur cœur qu’à quelques kilomètres à peine, des hommes et des femmes laissés pour compte se fassent exterminer au nom d’une reconquête patriotique ? (Un patriotisme par ailleurs tout relatif puisque pieds et poings liés aux desseins de la Russie et des puissances chiites libanaises et iraniennes).
Difficile à concevoir, et difficile à entendre. La foi en l’humanité qui nous permet d’appréhender le monde ne veut pas nous laisser croire que des hommes, comme nous, puissent s’être retrouvés asservis au plus profond de leur être au point d’accepter l’horreur, de s’en accommoder tant qu’elle ne les a pas encore touchés. Il n’y a pas de méchants et de gentils en Syrie. Il y a des hommes et des femmes, qui nous renvoient le reflet de ce qu’il peut y avoir de plus vrai et de plus brut au fond de chacun d’entre nous. Il y a la résistance, le fatalisme. Et par-dessus tout, malgré tout, et toujours : l’honneur.
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